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André Jasmin, l'ouvrier des formes

Élève de Borduas entre 1942 et 1944, hôte assidu de l'atelier d'Alfred Pellan, André Jasmin est un acteur incontournable de la naissance de la modernité artistique au Québec. Sa participation, en 1943, à l'exposition des Sagittaires, un des coups d'envoi de la peinture moderne, aurait pu l'encourager, en 1948, à prendre parti lors de la querelle fondatrice entre Borduas et Pellan, qui scinde le groupe des jeunes exposants en deux entités opposées. Il lui aurait été facile de mettre sa pensée et son art au diapason des Automatistes et du manifeste du Refus global ou de répondre à  l'appel de Prisme d'yeux, publié sous la gouverne de Pellan. Mais Jasmin refuse les étiquettes, les chapelles. Elles briment la liberté de l'artiste et limitent les champs ouverts à son exploration. Sa trajectoire esthétique polymorphe, dont la qualité est soulignée dès 1955 par l'obtention du prestigieux Prix peinture du Concours du Québec, épousera plutôt les méandres du développement d'une abstraction lyrique de plus en plus affinée. André Jasmin, ce "peintre de la vie intérieure" selon le mot du poète et romancier Fernand Ouellette, se fera ouvrier des formes.

Fortement influencé par Braque et Rouault, Jasmin abandonne très rapidement le figuratif en peinture, et transforme l'abstrait en véhicule privilégié de son expression visuelle. Les toiles des années 1950 et 1960 explorent une multitude d'avenues esthétiques, depuis la verticale et le paysage urbain, jusqu'à la douceur des courbes de l'ovale. L'artiste ne se limite cependant pas à la peinture. Polyvalent, il explore une grande variété de techniques picturales. Il réalise ainsi des décors de théâtre et des costumes pour les Compagnons de Saint-Laurent, la Compagnie des Masques et les Ballets Ruth Sorel (1945-1950), et découvre avec enthousiasme la sérigraphie. Surtout, il ne se lasse jamais du fusain. Celui-ci compose toujours une part essentielle de son oeuvre et entretient un dialogue fructueux avec une peinture en constante évolution. De ses premières années de travail, la multiplication des expositions solo, à partir de 1947, témoigne de l'intérêt grandissant qui lui est manifesté par le milieu de l'art et les amateurs. Les galeries Agnès Lefort et Denise Delrue, la Galerie Libre de Montréal, la Collector's Gallery de New York - pour ne citer que ces quelques noms - ouvrent grandes leurs portes aux oeuvres singulières de ce jeune artiste si talentueux.

Mais Jasmin ne limite pas son champ d'action aux murs de son atelier, à la discipline ascétique qui encadre ses recherches artistiques. Il est homme engagé dans son milieu. Après avoir pendant plusieurs années agit à titre de professeur privé, il est engagé en 1958 par l'École des Beaux-Arts de Montréal. C'est le coup d'envoi d'une longue carrière de professeur et de critique. Ses interventions publiques se multiplient. En 1966, il donne une série de conférence à la Galerie Nationale du Canada. Jasmin désire que tous puissent apprendre à voir, que tous puissent avoir accès à l'art et l'apprécier, en étant doté de cet indispensable outillage critique qui seul permet le contact avec les grands maîtres. Il expose ainsi successivement, à l'attention des auditeurs curieux, les trajectoires de Cézanne, Tintoretto, Rembrandt, Chagall, Bonnard, Pellan, Borduas. Il collabore également régulièrement avec Radio-Canada. Dans la seconde moitié des années 1960, il dirige comme animateur et scripteur une série de onze émissions dédiée à l' "Histoire de la sculpture du début du siècle à maintenant", réalise des émissions spéciales sur Van Gogh, Borduas et Pellan.

Après la création de l'UQÀM en 1969, Jasmin est intégré au nouveau centre universitaire, et agit quelques temps à titre de directeur du département des arts visuels, puis de vice-doyen. Mais le besoin pressant de la création le saisit: il entame une nouvelle période, fougueuse, de son oeuvre plastique. Au début des années 1970, le retour au modèle vivant lui permet de reprendre directement contact avec l'univers sensible des formes. Son univers visuel se transforme: sa peinture, sous l'influence de Bonnard, s'attarde désormais à explorer les possibilités infinies de la couleur, dans des compositions triangulaires ou courbes, animées d'un mouvement et d'une énergie singulière.

Jasmin n'a pas encore cessé de créer. De la vie de cet être énigmatique et passionnant est née une oeuvre d'une richesse encore largement inexplorée. Sa présence dans les collections du Musée d'Art Contemporain de Montréal, du Musée d'art de Joliette, du Musée de London,du Musée national des beaux-arts du Québec, du Musée des beaux-arts du Canada et dans de multiples collections privées atteste cependant de la qualité et du caractère universel d'une oeuvre picturale appelée à rejoindre tous les êtres curieux. Car si le vécu individuel et le milieu du peintre ont tracé les voies sinueuses empruntées par sa peinture et ses fusains; il est toujours resté fidèle à cette générosité qui seule distingue les grandes oeuvres, et dont il soulignait déjà l'importance dans un carnet de notes en 1948:

L'artiste - c'est sa fonction de répandre son être, de donner le plus possible de sa vie à toutes les vies, de demander à toutes les vies de lui donner le plus possible d'elles - de réaliser avec elles - dans une collaboration obscure et magnifique - une harmonie d'autant plus enivrante qu'un plus grand nombre d'autres vies viennent y participer - l'artiste à qui les hommes livrent tant - leur rend tout ce qui leur a pris.

 

Martine Hardy